L’activité productive est-elle un lieu privilégié du stress ? Oui, bien sûr, tout simplement parce que produire quelque chose, y consacrer du temps, de l’énergie, de l’intelligence, du coeur… expose au stress. Quiconque accorde de l’importance à son travail peut se retrouver devant des exigences difficiles à honorer et qui le mettent en difficulté parce qu’elles lui semblent (à tort ou à raison) hors de sa portée. Mais on pourrait tout aussi bien dire que la famille est un lieu privilégié du stress, dans la mesure où la plupart des gens y investissent beaucoup affectivement, en attendent encore plus et mettent donc très haut la barre de leurs exigences.
Le stress « est ressenti lorsqu’un déséquilibre est perçu entre ce qui est exigé de la personne et les ressources dont elle dispose pour répondre à ces exigences », selon la définition adoptée par l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail. Autant dire que les conditions susceptibles de générer du stress sont très banales en milieu de travail, quel que soit le statut (indépendant, artisan, sous-traitant d’une grande entreprise, dirigeant, salarié) et quelle que soit la nature du travail (menuisier, sage-femme, guichetier, violoniste, astronaute, secrétaire, etc.).
Les formes de l’exigence varient (une tâche à accomplir, la commande d’un client à honorer, un budget à équilibrer, une partition à connaître, par exemple) et les marges de manoeuvre aussi, bien sûr, ne sont pas les mêmes. Mais le stress n’épargne ni le PDG qui propose aux actionnaires une stratégie de développement pour une usine automobile, ni le patron de PME qui lui fournit des pièces et surveille son carnet de commandes, ni l’opérateur de la chaîne de montage qui livre les véhicules en flux tendu.
L’entreprise étant tenue de préserver la sécurité de ceux qu’elle emploie, c’est surtout dans le cadre du salariat que le stress a été étudié. Avec d’autant plus d’attention que ses effets négatifs sur les résultats de l’entreprise sont désormais connus.
Pour mémoire, la loi définit une obligation générale de sécurité qui incombe au chef d’établissement (article L.4121-1 du Code du travail). Il lui revient d’évaluer les risques, y compris psychosociaux, et de prendre des mesures nécessaires pour assurer et protéger la santé physique et mentale ainsi que la sécurité de ses salariés.
L’idée que le stress puisse être stimulant et augmente les capacités individuelles est très répandue. « J’ai besoin du coup de fouet de l’urgence », entend-on dans certains milieux où l’on cultive comme un patrimoine professionnel la « charrette » de l’architecte - qui doit idéalement s’achever en pleine nuit !
Il est vrai qu’un stress ponctuel permet de mobiliser des ressources importantes sur un laps de temps court. Le corps est mis en état d’alerte comme s’il devait faire face à un danger physique. La libération d’hormones telles que la noradrénaline et l’adrénaline stimule l’organisme : vigilance accrue, sources d’énergie plus facilement mobilisables, degré d’engagement supérieur, etc.
Vu sous cet angle, le facteur « stress » peut apparaître comme optimal pour boucler un dossier.
Certaines personnes apprécient de travailler dans le stress. Mais pour faire face sans souffrance excessive ni dégâts pour sa santé, il faut que des conditions bien particulières soient réunies. L’individu doit notamment disposer d’une grande liberté pour choisir comment il va s’y prendre – c’est ce qu’on appelle la « latitude décisionnelle ».
Et il a besoin de bénéficier d’un soutien social sans faille : on lui fait confiance et un échec ne serait pas la fin du monde. Certaines professions libérales ou des salariés très autonomes dans leur poste décrivent ainsi un stress avec lequel ils cohabitent avec bonheur. Mais évidemment, cela ne convient pas à tous.
Des chercheurs ont mis en relation la courbe en fer à cheval du stress et la loi de Yerkes-Dodson qui décrit les performances cognitives. Ainsi, plus une personne est stimulée, plus elle est performante, et cela jusqu’à un certain point où la courbe s’inverse.
De nature empirique, ce constat varie en fonction de la nature de la tâche (intellectuelle ou physique) et des personnes.
Même si beaucoup de gens pensent être meilleurs quand la deadline approche, de nombreuses études prouvent le contraire. Le stress est efficace pour nous aider à fuir un prédateur, mais il se révèle un handicap devant un problème à résoudre, comme l’explique Jacques Fradin dans l’Intelligence du stress.
Les sujets sous l’emprise du stress présentent: des réactions prématurées et fermées à l’environnement ; une utilisation plus restreinte des indices pertinents ; une utilisation de catégories plus brutes (sans nuance ni détail) ; un nombre d’erreurs croissant aux tâches cognitives ; une augmentation flagrante de l’utilisation de jugements stéréotypés et schématiques. En d’autres termes, l’irruption dans notre vie civilisée de réactions primitives nous rend assez sommaires dans notre raisonnement !
Le stress n’a pas le même effet s’il se produit rarement ou à répétition chez un même individu. Après un épisode de stress aigu et ponctuel, si des stratégies efficaces sont déployées, l’organisme retrouve progressivement un état d’équilibre, c’est vrai. Une centaine d’études supplémentaires ne convaincront pas ceux qui aiment « sentir le stress monter ». Mais ce qui est acceptable à l’échelle individuelle et pour soi-même est parfaitement contre-productif dans un groupe de travail, une équipe ou une entreprise. Les observations de ces trente dernières années ont montré les effets négatifs du « management par le stress ». Les entreprises ont bien intégré ces résultats : il faut s’efforcer de réduire le stress en milieu de travail parce que c’est coûteux, douloureux, inefficace – et désormais très encadré par la loi !
« Si chacun est à sa place, qu’on lui attribue des tâches en rapport avec ses compétences, qu’on lui dit ce qu’il doit faire et comment le faire, il n’y a pas de stress… ». Une telle affirmation semble pleine de bon sens. Et elle serait parfaitement fondée si les entreprises étaient composées… de robots et non d’êtres humains ! Et si l’activité économique était toujours identique à elle-même. En fait, elle procède d’une vision excessivement mécaniste du stress défini comme le déséquilibre entre des demandes de la hiérarchie et les ressources de l’individu. Pour l’éviter, il suffirait, dans cette logique, de bien ajuster les exigences en face des compétences, et le tour serait joué !
C’est oublier un peu vite la réalité concrète de l’activité productive. Il y a finalement peu de cas où le travail est sans surprise et où l’initiative des individus n’est pas requise. Or, si l’on maintient une hiérarchie stricte, quasi-militaire, dans une situation pleine d’imprévus, et cela sans solliciter l’intelligence, le libre arbitre et la capacité des individus à s’organiser, ces derniers en souffrent.
Gabriel Fernandez, médecin du travail analyse ce mécanisme : « Beaucoup de gens se sentent empêchés dans leur travail : ils ne peuvent pas l’exercer comme ils le souhaiteraient ; soit parce qu’on leur donne des moyens inadaptés pour parvenir aux objectifs fixés. Soit parce que l’organisation du travail les enferme dans un carcan, en fixant le but et la façon de mettre en oeuvre les moyens fournis. Ils sont ainsi empêchés d’exercer leur savoir-faire. En fait, dans ce cas, l’organisation du travail ne laisse aucun espace pour se sentir utile. »
Les théories contemporaines du management prônent la responsabilisation, le droit d’initiative et le partage d’une vision commune entre tous les collaborateurs. Une organisation technocratique de l’entreprise apparaît désormais inadaptée. « Dans les sociétés occidentales à haut niveau de formation et à tradition démocratique, la relation strictement hiérarchique ne peut plus être le seul mode de relation sociale dans l’entreprise. Ceci est d’autant plus vrai que nous nous éloignons de plus en plus du mode industriel d’organisation et de production », expliquent Monique Pierson, ancienne responsable RH dans l’industrie pharmaceutique et la grande distribution, et François Duvergé, qui a présidé le groupe Escem (écoles de commerce).
Ces connaisseurs du monde de l’entreprise en France ont écrit ensemble l’Art du management. Ils se font les chantres d’un management plus respectueux des personnes et impliquant les collaborateurs, pour répondre « à l’exigence croissante des individus d’être pris en compte dans les processus décisionnels qui les concernent ».
L’attention portée à l’autonomie des individus dans l’entreprise s’inscrit dans un mouvement de fond, celui de l’empowerment. Ce concept, qui concerne toutes les formes d’organisation, s’est développé fortement au XXIe dans le monde entier. L’empowerment est l’octroi de plus de pouvoir aux individus et aux groupes pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques qu’ils subissent. Diverses traductions ont été proposées en français : capacitation, développement du pouvoir d’agir, autonomisation.
L’Institut de médecine environnementale (IME) a présenté en 2012 les résultats de l’Estime, une étude internationale en partenariat avec l’Institute of NeuroCognitivism (INC) & TNS Sofres, auprès de 7 025 répondants dans quatre pays : France, Belgique, Suisse (romande) et Québec. L’étude analyse le moral et le stress au travail à travers trois dimensions : individu, management et organisation.
Les résultats montrent que 74 % des actifs interrogés se disent satisfaits de leur travail et 57 % trouvent qu’ils s’y épanouissent.
Cette forte satisfaction trouve ses sources, sur le plan organisationnel, dans une bonne adéquation entre pouvoirs décisionnels et responsabilités (60 %), sur le plan individuel, dans la motivation élevée qu’ont les actifs vis-à-vis de leur travail (58 %), et sur le plan managérial, dans un bon esprit d’équipe avec leurs collègues (56 %).
La première raison de l’épanouissement des actifs est le sens au travail : 79 % considèrent que leur travail fait « sens » pour eux.
L’association entre stress et surcharge de travail est courante. Il est évident qu’un travail excessif, trop intense ou impossible à réaliser dans le temps imparti, provoque de la souffrance. À l’inverse, avoir le temps de faire correctement un travail donné est bien entendu une source de satisfaction. En revanche, dans cette deuxième formule, le mot le plus important n’est pas « temps », comme on pourrait le croire, mais « correctement », selon le psychologue du travail Yves Clot. Ses observations montrent que ce n’est pas la charge absolue de travail qui pèse le plus sur les individus, mais l’impossibilité de travailler selon des critères de qualité qu’ils se sont donnés.
« Bien faire quelque chose est la principale source de joie dans le travail », écrit-il dans son ouvrage Le Travail à coeur. A contrario, « ce qui s’avère fatigant, ce qui exaspère les salariés, ce n’est pas la réalisation de la tâche, mais l’empêchement, l’arrêt de l’action en cours. C’est, de façon récurrente, de ne pas pouvoir terminer ce qui a été commencé, de devoir attendre en pensant à ce qu’on pourrait faire, de faire une chose en pensant à une autre, et même de commencer une tâche en sachant très bien qu’on ne pourra pas la mener à bien ».
Le médecin du travail Gabriel Fernandez observe de son côté que de nombreuses personnes souffrent d’un sentiment d’inutilité. Elles s’expriment le plus souvent par ces mots : « Je n’ai rien fait, je suis fatigué. Essentiellement à dominante psychologique, la fatigue constitue un symptôme paradoxal de la sous-activité. (…) Cela ne veut pas dire que ces personnes ne sont pas occupées.
On peut être en suractivité physique et en sous-activité psychologique, lorsque le travail pour lequel vous êtes employé perd de son sens. La seule motivation devient alors le salaire, ce qui n’est pas suffisant pour soutenir les efforts. Car l’un des aspects fondamentaux du travail reste de donner aux individus le sentiment de compter pour les autres, d’apporter quelque chose, bref, d’être utile. »
Les stratèges reconnus de l’entreprise ne se contentent plus de chercher à réduire la souffrance au travail, ils parlent de « bonheur au travail », de « plaisir de faire ». Ils en font même des objectifs sérieux et légitimes pour l’entreprise.
Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi, un des tenants de la psychologie positive, définit le flow comme « le plaisir que l’on ressent lorsqu’on réalise quelque chose qui est parfaitement en harmonie avec nous-mêmes, que ce soit dans les loisirs, les relations avec autrui ou le travail. En état de flow, la personne est complètement absorbée par ce qu’elle réalise (ni ennui ni anxiété), n’a plus conscience du temps, éprouve un sentiment de bien-être ». Voilà un critère de performance intéressant !
Source : Fondation APRIL, Santé, Des Stress et moi (2015)
Être à l’écoute de son corps et de ses besoins physiologiques, cela aide à bien décrypter les signaux du stress et en réduire les effets. Notre corps est le premier à réagir.
L’enfance, l’éducation, les valeurs, l’importance qu’on leur accorde, les expériences de la vie… sont autant de facteurs qui conditionnent notre capacité à gérer le stress.
Le stress est avant tout une affaire de représentation. Il se nourrit de l’angoisse devant la difficulté davantage que de la difficulté elle-même. Dans bien des cas, nous stressons parce que nous percevons l’obstacle comme insurmontable – alors qu’il ne l’est pas – tout en sous-estimant nos propres ressources.
Un premier rendez-vous, un entretien d’embauche, un examen : autant d’expériences courantes facteurs d’un stress important. Cette sensation peut être envahissante et devenir un vrai handicap : paralysés par l’anxiété, nous perdons les moyens qui nous permettraient pourtant de surmonter facilement ce qui nous semble une épreuve.
Selon une idée reçue, le stress ne serait associé qu’à des événements douloureux. Des chercheurs ont pourtant montré qu’il accompagnait aussi des moments heureux, mais bouleversants, comme un mariage ou une naissance !
Pour bien comprendre le mécanisme du stress, il est donc fondamental de distinguer le stress dit « aigu », qui est une réaction normale, et le stress dit « chronique », qui est pathologique.